EN
(Even now, while I write it down, this too becomes false), Kafka writes in parentheses somewhere in his diaries, rebuffing the statement he's just made. Speaking of a picture his interlocutor considers incomplete, Wittgenstein added on the same mode: (if you complete it, you falsify it). If it is true that any fulfillment congeals and that any congealment falsifies, then one can't approach truth anywhere but in the vibration of ambiguous statements, incomplete forms, unstable materials and thwarted perceptions: as thick pink, stuffed light or sudden reversals in parentheses of what has just been said, in order to never break the chains of metonymies whereby painting continues to nourish the body and the mind.
Here, the superposition of layers and patterns, offered to a selective excavation process, produces a surface that reveals at least as much as it withholds what it is made of. Whosoever seeks to trace the successive stages of construction would condemn himself to hazardous speculations. Thicknesses and patterns overlap, perspectives are reversed; we do not know if this painting is pulled back to its materiality or if it creates illusions, and if this illusion absorbs or repels the eye. If these paintings are so willingly twisted, it’s as much by a playful trickery than by a will to hide nothing of the work from which it proceeds.
The appearance of a hole or an orifice on the surface may imply that a door opens on the inside, by which light will be shed on a secret area. It is with their hollow eyes and indifferent fixity that the masks captivate the eye. They suggest an access to the inside but only offer a pure externality, and are, as such, an ideal metaphor of knowledge: if you return them, you will see nothing else but another externality. Kafka examined this impossible correlation of the inside and the outside from all sides.
«All that can be seen from outside is a big hole; that, however, really leads nowhere; if you take a few steps you strike against natural firm rock. I can make no boast of having contrived this ruse intentionally; it is simply the remains of one of my many abortive building attempts, but finally it seemed to me advisable to leave this one hole without filling it in. True, some ruses are so subtle that they defeat themselves, I know that better than anyone, and it is certainly a risk to draw attention by this hole to the fact that there may be something in the vicinity worth inquiring into.»
The radical inner monologue which starts _The Burrow_ won’t of course reach any end. Throughout its development, any statement is threatened to be immediately balanced or contradicted in a manic circle, a mental upmanship whereby creation explores itself. One can never really get out of his burrow, but it is still possible to build new passages there. The narrator frequently takes out of his underground fortress in an attempt to improve security, but never feels more protected and invigorated than outside his den, in front of a hole.
FR
(À présent que je le note, ceci devient faux à son tour), écrit Kafka entre parenthèses dans son Journal, rejetant abruptement le jugement qu’il vient d’émettre. Sur le même mode Wittgenstein ajoute ailleurs, parlant d'une forme que son interlocuteur trouve inachevée : (si tu la complètes, tu la falsifies). S'il est vrai que l'accomplissement fige et que le figement falsifie, alors la vérité ne s'approche jamais que dans la vibration des états ambigus, des formes incomplètes, des matières instables et des perceptions contrariées : comme un rose épais, une lumière lourde ou une infirmation soudaine de ce qui vient d'être dit, afin de ne jamais briser la chaîne des métonymies par quoi la peinture nourrit le corps et la pensée.
Ici, la superposition d’épaisseurs et de trames, livrée à un processus d’excavation sélective, produit une surface qui découvre au moins autant qu’elle recèle ce dont elle est faite. Celui qui chercherait à retracer les étapes de construction successives se condamne de lui-même à une spéculation hasardeuse. Les épaisseurs s’imbriquent, les trames se chevauchent, les perspectives s’inversent ; on ne sait plus si cette peinture ramène à sa matérialité ou crée de l’illusion, et si cette illusion absorbe le regard ou le repousse. Peinture volontiers retorse, autant par malice que pour ne rien cacher du labeur dont elle procède, par fidélité au faire qui est – verum ipsum factum – la vérité même.
L’apparition sur la surface d’un trou, d’un orifice, peut laisser supposer qu’une porte s’ouvre sur l’intérieur, par quoi lumière sera faite sur une zone tenue secrète. C’est avec leurs orbites creuses et leur fixité indifférente que les masques captivent le regard. Ils laissent entrevoir un accès à l’intérieur mais n’offrent jamais qu’une extériorité pure, et font une métaphore idéale de la connaissance : si vous les retournez, vous ne verrez qu’une autre extériorité. De cette identité impossible de l’intérieur et de l’extérieur, Kafka aura mieux que tout autre fait le tour:
« De l’extérieur, on ne voit en fait qu’un grand trou, mais en réalité ce trou ne mène nulle part ; déjà au bout de quelques pas on se cogne contre de la solide roche naturelle. Je ne veux pas me vanter d’avoir construit ce stratagème délibérément; il est plutôt ce qui reste de l’une de mes nombreuses et vaines tentatives pour construire, mais il m’a finalement semblé intéressant de ne pas combler ce trou. Il est vrai que certaines ruses sont tellement subtiles qu’elles se tuent elles-mêmes, je le sais mieux que quiconque, par ailleurs il est assurément téméraire d’attirer l’attention, par le biais de ce trou, sur le fait qu’il peut exister ici quelque chose qui vaut la peine d’être creusé. »
Le monologue intérieur qui commence ainsi n’aura pas de fin. Tout au long de son développement, il multipliera les contre-pieds en un cercle maniaque, une surenchère mentale dans laquelle la création s’explore elle-même. On ne sort bien entendu jamais vraiment de ce terrier, mais il est toujours possible d’y construire de nouveaux passages. Le narrateur du Terrier se tient fréquemment hors de sa forteresse souterraine pour tenter d’en parfaire la sécurité, mais ne se trouve jamais aussi bien protégé et revigoré qu’à l’extérieur de son antre, devant le trou.
-Antoine Thirion, 2014